« C’est vendredi 13 aujourd’hui, ça porte malheur ! »
Tels étaient les mots de ma grande fille Stella en partant ce matin au collège. En rigolant, je lui répondais que tout ça, c’étaient des conneries…
SMS du frérot sur le coup des 10h :
« Merde Cambon ! »
Un autre dans les secondes qui suivent.
« Tu as su pour Cambon ? »
Quoi ?!!? Hein ?!! Nooonn !!!!!
La nouvelle tombe tel un couperet. Notre Jean-Mimi national nous a quittés. En équipant les rochers de Ponsonnas, un éboulis vertical comme il aimait le nommer, l’ami s’en est allé. Une faute ? Un bloc sournois ? Peu importe. La conséquence est sans appel. On entend d’ici les parois de l’Oisans pleurer. En fait, j'avais raison. Ce n'est pas un malheur, c'est un séisme, une inondation de degré 8 sur l'échelle de Notre-Dame !
En quelques dizaines de minutes, les commentaires affluent sur la toile. La communauté montagnarde est abattue. Comme il l’écrivait lui-même dans ses topos : quel con mais quel con ! La pilule ne passe pas. L’animal devenait pourtant extrêmement prudent. De plus en plus. Après avoir bravé les grandes parois des Alpes telles la face sud du Fou ou la Walker avec Jean-Marc Boivin et dit lui-même qu’il ne voulait/pouvait plus suivre le rythme effréné de son acolyte, après avoir ouvert, avec le même matériel désuet, des voies engagées comme la directe nord à l’Olan avec son compère Bernard Francou, il était devenu maître dans l’ouverture de grandes voies (plus ou moins difficiles) avec équipement à demeure systématique. D’abord des lignes équipées du bas dans les années 80 puis de plus en plus régulièrement du haut, notamment après son écrasement sur une vire qui lui avait coûté les calcaneums. Avec, au fil des ans, l'ouverture de voies pour qu’elles soient répétées, i.e., avec un équipement réfléchi concernant la sécurité. Au début des années 2000, il découvre les rochers de l’Homme à Chamrousse et y fait une exploration systématique comme il le faisait à Ailefroide, à la tête d’Aval ou à la tête de la Maye dans les Ecrins. Les voies Cambon deviennent alors presque systématiquement équipées béton. Pour rendre accessible au plus grand monde l’escalade en grande voie, il ne faisait aucune concession. Un travail titanesque. La dernière fois que je l’avais rencontré sur les parois matheysines, j’avais ironisé en arrivant au relais d’où il s’apprêtait à descendre en rappel :
- Tu n’as pas été avare en points, j’en ai clippé un sur deux tout le long ! (rires)
- Sache, mon biquet impertinent, que si tu avais été là, tout seul, avec ce rocher décomposé, tu n’aurais pas fait le mariole !
De la répartie, il n’en manquait pas. J’adorais les conversations avec lui. Empreintes d’humour et de tacles à hauteur des chevilles quand cela se justifiait à ses yeux. Mais on sentait toujours au fond une profonde gentillesse.
D’autres l’auront davantage connu que moi pour mieux en parler. Mais Jean-Michel, c’était aussi un ultra-passionné-engagé. Je l’ai croisé en tant qu’instituteur (de très haute montagne) mais surtout en tant qu’équipeur. Si aujourd’hui, on devait retenir un nom ayant oeuvré pour l’équipement de grandes voies faciles et accessibles au plus grand nombre, ce serait Jean-Michel. Quel grimpeur aujourd’hui n’a pas escaladé une voie Cambon ? Combien de plaquettes lui doit-on dans nos montagnes ? Sans compter tout le reste : l'équipement des vires d'accès, les sentes taillées à la pioche...
Chaque rencontre avec le Maître me faisait le plus grand plaisir. Régulièrement, il me disait : « Mon petit Lio, je viens de terminer une nouvelle voie ; va voir, tu me diras ce que tu en penses, voilà le topo ! Mais tu le publies pas tout de suite hein ?!!? »
Au-delà de son oeuvre, Jean-Michel militait pour la mémoire montagnarde. Il lui tenait à coeur de rendre hommage à celles et ceux qui nous permettent de grimper. Que ce soit les ouvreurs, les réalisateurs de topos… Il m'avait beaucoup encouragé dans l'écriture de mon "Belledonne Escalade". Il faisait partie du petit groupe à l’origine de l’Appel des Ouvreurs et qui avait lancé cette lettre à la communauté sur les dérives de la non-maîtrise des topos électroniques et notamment, l’oubli de citation, de mémoire, des pionniers, des auteurs ; en résumé, de ceux grâce à qui nous grimpons. Un état d’esprit que je salue car on a trop tendance aujourd’hui à faire de l’escalade une consommation superficielle. Il n’était pas opposé aux nouveaux moyens de communication. Bien au contraire. Mais il était déçu de certains comportements qui en découlait. C’était aussi une partie de son noble combat.
Enseignant, père de famille, grimpeur, équipeur, engagement… mais aussi une plume d’enfer. Connaissant certaines de ses tirades par coeur, je prends toujours autant de plaisir à les relire une énième fois, avec le même fou-rire. Un condensé de rappels à la prudence, taquineries, ironies, hommages… le tout empreint d’une vérité difficile à contredire sans une dose de mauvaise foi. Son humour, sa verve, son enthousiasme, son talent d'écriture tout simplement, on le retrouve dans son topo "Oisans Nouveau Oisans Sauvage", qui fait date depuis fort longtemps. Réédité à de nombreuses reprises, il fait cohabiter ce qu'il appelle le terrain d'aventure (aujourd'hui "Trad"), l'Oisans sauvage, et les voies équipées, l'Oisans nouveau. Etendu à Belledonne sud, à la Matheysine et au Dévoluy. Un ouvrage de référence, aujourd'hui décliné en deux gros pavés (ouest et est). S'il ne fait pas encore partie de votre bibliothèque, il est encore temps. Ce livre est sans discussion possible la bible de l'"Oisans-Ecrins". Et il n'y aura pas de réédition...
Le père Cambon ne laissait personne indifférent. Très souvent, on l’adulait pour l’ensemble de son oeuvre. Parfois, la critique était acerbe contre certaines de ses idées et de ses actions comme l’intérêt de sikater et ferrailler un rocher déliquescent. Fallait-il équiper ici ? Fallait-il mettre autant de points ? Mais au final, ces voies dont la légitimité était peut-être discutable, ne représentaient qu’une infime proportion de ses réalisations. Et comme il se plaisait à le dire, tout ça, c’est pour rire. Grimper reste un amusement et il ne faudrait quand même pas trop se prendre au sérieux. "Si on n’aime pas, on peut aussi passer son chemin" s'amusait-il à dire aux grimpeurs de niveau 7 et plus. En ajoutant qu'on avait aujourd'hui suffisamment le choix dans nos montagnes pour parcourir des voies qui correspondent à nos attentes et délaisser les autres sans privation. Et c’est finalement aussi ce recul qu’on appréciait chez Jean-Michel.
Aujourd’hui, la communauté alpine pleure. Ce ne sont pas des larmes mais des torrents qui coulent au pied de la Meije ou de la Dibona. La suite sera difficile. Quel vide immense pour nous tous ! Pour Babeth, sa compagne ! Pour Sylvain et ses autres fils ! Pour ses amis proches avec qui il a beaucoup grimpé ; la liste serait bien trop longue et incomplète ici ! Pour moi qui n’aurai plus l’immense plaisir de croiser son chemin et de le charrier sur une énième discussion à espace Vertical ou au sommet d’une voie. Pour nos montagnes !!
Nous allons continuer à grimper, à skier, à vivre. Mais rien ne sera plus comme avant. Désormais, tu ne seras plus là pour nous ouvrir la voie. Pour autant, nous te t’oublierons pas. Il ne sera pas un endroit en Oisans où je ne t'entendrai pas continuer à me taquiner. Nous continuerons à grimper tes voies avec le même plaisir. Ton oeuvre est monumentale et la communauté alpine t’en remercie du fond du coeur. On se console un peu en sachant que tu es parti en faisant ce que tu aimais. Avec une vie bien remplie. Loin des blablas d'en-bas. Merci mon Jean-Mi. Ton p’tit Lio.